474 ESSAIS DE MICHEL DE MONTAIGNE,
Le vaiflèau de ma vie
n’çft point emporté
des fouffles enflez d'vn
Aquilon fauorable, &
ne la traifne point aufli
battue d‘vu Auton con-
trairc:d’efprît,dc rang,
de biens, de beauté, de
forces & de vertu : ie
précédé les derniers,
corne les premiers me
precedent. Hor.ip.z.
Sufpfanceà fe con
tenter de fa condi
tion.
Gur il me refte des
chofes que i"ignore, &
qui pcuuct feruir pour
le droiét du valet lar
ron. tior. tf. /.
& tonte Tienne,accoutumée à fe conduire à Ta mode. N’ayant eu
iufqucs à cett’-hcure ny commandant ny maiftre forcé,i’aymarche
aufti auant, & le pas qu’il m’a pieu. Cela m’a amolly & rendu inutile
au Tenace d’autruy, & ne m’a Tait bon qu’a moy ; Et pour moy, il n’a
elle beloinde forcer ce naturel poifant,parefleux&fay-neant: Car
m’eftant trouué en tel degré de fortune dés ma naiifancc, que i’ay eu
occafionde m’y arrefter : (vneoccafion pourtant,que mille autres de
ma cognoiffance euffent prinfe,pour planchepluftoft,àfepaffcrà
la quelle,à l’agitation 5c inquiétude ) ic n’ay rien cherché, 5c n’ay aufli
rien pris :
Non agimur tu midis 'vcnt'is Aquilons Jecundo,
Non tamen aduerfis œtatem ducïmus aujlrts :
Vinbus, ingenio, Jfecie, 'vïrtutc, loco 3 re 3
êxtremi prmorum 3 extremis njjcjue pnores.
le n’ay eubefomquede la Tufti Tance de me contenter; Qui eft toute
fois vn reglement dame,à le bien prendre,efgalemcnt difficile en
toute forte de condition, &: que par vfage, nous voyons Tetrouucr
plus facilement encores en la difcttc qu’en l’abondance: Dautant,à
î’aduanture, que lelon le cours de nos autres pallions, la faim des n-
cheffes eft plus aiguifée par leur vfage, que par leur befoin : 5c la vertu
de ia modération, plus rare, que celle de 1 a patience. Et n’ay eu befoin
que de iouïr doucement des biens que Dieu par Ta libéralité m’auoic
mis encre mains : le n’ay goufté aucune 1 orte de trauail ennuyeux : le
n’ay eu guère en maniement que mes affaires : Ou, fi i’en ay eu, ç’a elle
en condition de les manier à mon heure & à ma façon'.commis par
gens qui s’enfioient à moy, 5c qui ne me prclloient pas, 5c mccon-
noiffoient. Car encore tirent les experts, quelque feruicc d’vn chenal
reftif & pouftif. Mon enfance mefme a efte conduite d’vne façon
molle 5c libre, Ôc lors mefmc exempte de Tujectionrigoureufe. Tout
cela m’a donné vne complexion délicate & incapable de follicitude:
iufques là, que l’ay me qu’on me cache mes pertes, 5c les defordres qui
me touchent : Au Chapitre de mes mifes, ie loge ce que ma noncha
lance me coufte à nourrir & entretenir :
hœc nempe juperjunt,
Qua dominum fallunt 3 quœ profmt furibus.
l’ayme à ne Içauoir pas le compte de ce que i’ay, pour Tentir moins
exactement ma perte. le prie ceux qui vicient auec moy, où l’affe
ction leur manque, & les bons effets, de me pipperôe payer de bon
nes apparences. Afauted’auoir affez de fermeté, pour Touffrir l’im
portunité des accidens contraires, aufquels nous Tommes Tujects, &
pour ne me pouuoir tenir tendu à regler Réordonner les affaires ; ie
nourris autant que ie puis en moy cette humeur, m’abandonnant du
tout à la fortune -, de prendre toutes chofes aupis:& ce pis là, me re
fondre à le porter doucement & patiemment. C’eft àcelafeulqueie
rrauaillc,&lebut auquel i’achemine tous mes difeours. Avndan-