■480 ESSAIS DE MICHEL DE MONTAIGNE,
librairie de Mon~
tatgne.
Mémoire perdue
du tout.
De fentes ie fuis plein
coulant de tous collez.
Ttrent. tant, A3. i.
Certainement la mé
moire contient & con-
ferue non feulement la
Philofophie, mais suf
fi principalement tout
frfage & cabale de la
vic,auec tous les arts.
Cit. in Parût.
Mémoire ^récepta
cle & ejluy de la
Jcicnce.
Oubhance de Mon-
taip-ne,
O
Son efyrit.
que ce qu’il faifoit par nature & par Lazard, il ne le fera pas fi exacte
ment par deffein. Ma Librairie, qui eft des belles entre les Librairies
de village, eft affifc à vn coin de ma maifon ; s’il me tombe en fantafie
chofe que i’y vueillc aller chercher ou eferire, de peur qu’elle ne m’ef,
chappc en trauerfant feulement ma cour, il faut que ie la donne en
garde à quelqu’autre. Si ie m’enhardis en parlant^ me détourner tant
foit peu de mon fil,icne faux iamais de le perdre: qui fait que ie me
tiens en mes difeours, contraint, fec, & rdferré. Les gens qui me fer-
uent,il faut que ie les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur
païs <car il m’eft tres-malaifé de retenir des noms. lediray bien qu’il a
trois fyllabes, que le fon en eft rude, qu’il commence ou termine par
telle lettre : Et fi ie durois à viure long-téps,ie ne croy pas que ie n’ou-
blialfe mon nom propre, comme ont fait d’autres. Mcflala Continus
fut deux ans n’ayant trace aucune de mémoire. Ccqu’onditauffide
GeorgeTrepezonce. Etpour mon intereft,ieruminc fouirent,quelle
vie c’eftoit qucla leur : & fi fans cette pièce,il me reftcraallez pour me
fouftenir aucc quelque aifance; Et y regardant de prés,ie crains quece
defaut, s’il eft parfait, perde toutes les fondions de lame.
‘Tlentes rimarum \um > hac atque illac perfluo.
Il m’eft aduenu plus d’vne fois, d’oublier le mot que i’auois trois heu
res auparauant donné ou rcceu d’vn autre : & d’oublier où i’auoy ca
ché ma bourfe, quoy qu’en die Cicero. le m’aydeapcrdre,cequeie
ferre particulièrement. <JMcmona certè non modo philo fophiam 3 Je domnis
njita 'vjum, omnéfque artes 3 r und maxime commet. C’eft le réceptacle &
l’eftuy delà Science, que la mémoire : l’ayant ft defaillante, ien’ay pas
fort à me plaindre fi icne fçay guère. le fçaycn general le nom des
arts, & ce dequoy ils traitent, mais rien au delà. le feuilleté les hures,
ie ne les cftudie pas ; Ce qui m’en demeure,c’eft chofe que ie ne recon-
noy plus eftre d’autruy : C’eft cela feulement, dequoy mon iuge-
mentafait fon profit; les difeours & les imaginations, dequoy ils’eft
imbu. L’Autheur, le lieu, les mots, & autres Circonftances, le les ou
blie incontinent : Et fuis fi excellent en l’oubliancc, que mes Efciits
mefmes&compofitions,ienc les oublie pas moins quclerefte. Ou
m’allégué tous les coups à moy-mefme, fans que ie le fente : Qui
voudroit fçauoir d’où lont les vers &c exemples que l’ay icy entaffez,
me mettroit en peine de le luy dire : & fi ne les ay mendiez qu’és por
tes cognues & fameufes : ne me contentant pas qu’ils fufientriches,
s’ils ne venoient encore de main riche & honorable : l’authorite y
concurre quant & la raifon. Ce n’cft pas grande merueille fi mon
Liurc fuit la fortune des autres Liures : & li ma mémoire defempare
ce que l’efery, comme ce que ie ly : & ce que ie donne, comme ce que
icreçoy. Outre le defaut de la mémoire, i’enay d’autres, qui ay dent
beaucoup à mon ignorance: l’ay l’efprit tardif, &raouIfe, le moin
dre nuage luy arrefte fa pointe: en façon que, pour exemple, ie ne
luy propofay iamais enygme fiaifé,qu’il feeuft defuelopper. lin eft
fi vaine