Full text: Essais de psychologie contemporaine (2)

EDMOND ET JULES DE GONCOURT 145 
en fait, pour un instant, une portion nécessaire 
d’elle-même et de son être habituel. Elle en jouit, 
elle en souffre comme de ses passions propres. Les 
Magnifiques de Venise ont dû goûter de la même 
manière la splendeur aisée des grandes toiles du 
Titien ou de Bonifazio, qui prolongeaient sur les 
murailles de leurs palais la fête héroïque de leurs 
voluptés quotidiennes. Les jeunes hommes de la 
Grèce ont dû aimer d’un amour semblable les sta 
tues de leurs Dieux, agiles et fortes comme eux- 
mêmes et d’une sérénité où ils retrouvaient l’image 
exacte de leur personne. Une telle disposition 
semble entièrement contraire à celle de l’amateur 
qui se promène dans un musée, de même que le 
musée est par nature différent d’une église chré 
tienne, d’un palais de la Renaissance, d’un temple 
antique. L’œuvre d’art est ici comme détachée du 
coin spécial, comme déracinée du monde pour le 
quel l’artiste l’avait conçue et créée. Elle se trouve 
isolée, par suite, du cortège d’impressions analo 
gues qui, en expliquant sa nécessité, lui consti 
tuaient une vivante atmosphère. Il en est d’elle 
ainsi que d’une plante coupée et mise, entre vingt 
autres, dans un bouquet : les œuvres d’art placées 
à côté d'elle luttent contre elle, si l’on peut dire, et 
la modifient. Entre les baguettes d'un cadre tient 
le raccourci de tout un Idéal, une conception com 
plète, systématique et distincte, d’un certain ordre 
de choses du cœur. Ces conceptions se battent sur 
les murs, se disputent l’esprit du visiteur, qui passe 
de toile en toile et se prête à ces influences contra 
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