HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL
331
« Cultive ton jardin » de Candide, auquel il eût seu
lement ajouté, lui, l’apôtre passionné des charités : «Et
cueilles-en les fleurs pour les autres. » Ayant commencé
par considérer l’art d’écrire comme la recherche d’une
sensation suprême, comme un dilettantisme plus raffiné,
comme une parure plus brillante, il était arrivé à recon
naître que la première vertu de cet art est le service à
rendre. Afin d’être bien sûr qu’il rendrait ce service, il
avait su comprendre et accepter la limite de ses facultés.
« Se conformer, » disent les Espagnols; « s’améliorer, »
disait Goethe. Ces deux fortes paroles qu’il cite quelque
part, et qui se complètent, étaient devenues sa devise. Il
s’était conformé à sa nature et à son époque, et il avait
essayé de les améliorer l’une et l’autre. Cette virile phi
losophie, dont les Souvenirs portent partout la trace,
s’ennoblit, s’illumine d’une religion, celle des Lettres,
qu’il appelait les Consolantes Déesses. C’est à elles que
sont consacrées ces dernières pages auxquelles je faisais
allusion, et qui sont le testament de sa vieillesse apaisée,
comme les Forces perdues avaient été celui de sa jeu
nesse révoltée. Elles se trouvent dans le volume du Crê
puscule, publié un mois avant sa mort. Avec quelle
éloquence il y célèbre le rôle de l’écrivain, ce manieur
de l’outil sacré, et la place qu’il tient dans la civilisation :
« Si à la même heure, » dit-il, « tous les encriers se dessé
chaient, si toutes les plumes qui écrivent étaient brisées,
le monde, semblable à un navire sans pilote, sans gouver
nail, sans boussole, irait à l’aventure vers quelque épou
vantable naufrage ! * — Avec quel orgueil, pensant au
vaste effort littéraire qui depuis l’année terrible s’accom
plit dans notre France, il proclame que « la victoire
définitive, celle qui malgré les défaites et les défaillances
matérielles ne redoute pas l’histoire et se gagne devant
la postérité, appartient toujours au peuple qui a fait