LIVRE SECOND.
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la mémoire, & fans lequel le iugemerit fait bien à peine Ton office:
e ][c me manque du tout. Ce qu’on me veut propotcr,il faut que ce
foit à parcelles : carde refpondreà vn propos, où il y euft plaideurs
diuers chefs, il n’eft pas en ma puiffance. le ne fqaurois receuoirvne
charge fans tablettes : Et quand i’ay vn propos de confequencc à te
nir, s’il eft de longue haleine, ie fuis réduit à cette vile &miferable
ncceffité, d’apprendre par coeur mot à mot ce que l’ayadire; autre
ment ie n’auroy iay façon,ny affcurance, elfant en crainte que ma
mémoire vint a me faire vn mauuais tour. Mais ce moyen m’elf non
moins difficile. Pour apprendre trois vers, il m’y faut trois heures.'Et
puis envn propre ouurage la liberté &authontéde remuer l’ordre,
de changer vn mot, variant fans ceffc la matière, la rend plus maîai-
lée à arrefter en la mémoire de fon autheur. Or plus ie m’en défie,
plus elle fe trouble : elle me fert mieux par'rencontre, il faut que ie
lafolicite nonchalamment : car fi ie la preffe, elle s’eftorihe : 6c depuis
qu’elle a commencé à chanceler, plus ie la fonde, plus elle s’empe-
ffre 6c embarrafle: elle me fert à fon heure, non pas à la mienne.
Cecy que ie fens en la mémoire, ie le fens en plufieurs autres parties,
le fuis le commandement, l’obligation 6c la contrainte. Ce que ic
fais ailément& naturellement j fi ie m’ordonne de le faire,par vne
expreffc& preferite ordonnance, ie nelqayplus le faire. Au corps
mcfme , les membres qui ont quelque liberté 6c iurifdidtion plus
particulière fur eux, me refufent parfois leur obeïffancc, quand ie
lesdcftinc & attache à certain poinét & heure de feruice neceflaire.
Cette preordonnancc contrainte & tyrannique les rebute: ils lecrou-
pifTcnt d’effroy ou de defpit, 6c fe tranfiflent. Autrefois elfant en
lieu, où c’eff difcourtoifie barbarefque ,dene refpondre a ceux qui
vousconuient à boire; quoy qu’on m’y traitaft auec toute liberté,
i’eflaïay de faire le bon compagnon , en faneur des Darnes qui e-
ftoient de la partie, félon l’vfage dupais. Mais il y eut du plaifir ;car
cette menace 6c préparation, d’auoir à. nf efforcer outre macouftu-
me& mon naturel, m’eftoupa de maniéré le gofier,queiene feeus
aualervne feule goûte: 6c fuspriuéde boire, pour le befoin mefme
de mon repas. le me trouuay fioul & defalteré, par tant de breuuagc
que mon imagination auoit préoccupé. Cét effet eff plus apparent
en ceux qui ont l’imagination plusvehemente &puiflante: mais il
eft pourtant naturel : & n’eff aucun qui ne s’enreffente aucunement.
On offroit a vn excellent archer condamné à la mort, de luy fauuer
lavic,s’ilvouloit faire voir quelque notablepreuuedefonart;il re
fui a de s’en effayer, craignant que la trop grande contention de fa
volonté,luy fift fouruoy er la main,&qu’au lieu de fauuer fa vie,ii per-
dift encore la reputatiô qu’il auoit acquife à tirer de l’arc. Vn homme
quipenle ailleurs, ne faudra point, a vn poulcc prés, de refaire touf-
loursvn mefme nombre &mefure de pas,au lieu où il fc promene:
mais s’ily eft auec attention de les mefurcr& compter, il trouuera
Contrainte & obli
gation rebutent fou-
uent les membres
dcjhnex^ à quelque
action préordonnée.
Archer excellent 3
nfufant au prix de
fa ~yiej défaire pren
ne de fon art.